n beau jour de l'été 1959, dans un petit HLM de Bobigny, deux enfants du siècle s'apprêtent à créer l'un des plus grands héros de notre histoire. L'un l'imagine grand et costaud, sur le modèle de Vercingétorix. Mais c'est l'autre, qui le voit petit et malicieux, qui l'emporte. Le premier obtient que leur personnage soit flanqué d'un gros costaud, pour ce qui deviendra le duo le plus fameux du 9e art et un succès planétaire. "Si on l'avait su, nous a confié
Albert Uderzo,on aurait eu drôlement peur !"
Mais quand la BnF elle-même décide de frapper un grand coup en organisant
une méga-exposition sur notre Gaulois à l'occasion du legs que lui a fait Uderzo de trois albums mythiques, il n'est plus permis de douter. Lorsque à cela s'ajoute l'arrivée le 24 octobre du 35e tome des aventures, signé par un nouveau tandem, Didier Conrad (dessin) et Jean-Yves Ferri (scénario), deux pointures du monde de la BD, s'impose alors l'idée que notre petit bonhomme est immortel. Le phénomène ne se limite pas à la
France. A l'étranger, Astérix se dévore aussi : depuis sa création, 350 millions d'albums ont été vendus dans le monde, avec 111 traductions, dont l'une des plus récentes est le mandarin et l'une des plus surprenantes... le dialecte picard.
"Psychanalyse de la France" Ce n'est guère un hasard si la série a pris son envol peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, incarnant un esprit de résistance exalté d'abord par de Gaulle, puis par Pompidou, qui voulaient oublier ce temps "où les Français ne s'aimaient pas". Pas dupes, Goscinny et Uderzo répondirent discrètement à cette lecture partisane dans
Le bouclier arverne (1968) en envoyant le chef Abraracourcix faire une cure... à Vichy ! Une façon, selon l'universitaire Nicolas Rouvière, auteur d'
Astérix ou la parodie des identités (2008), de "faire dégonfler son discours patriotique"qui vantait la victoire de Gergovie en oubliant la défaite cinglante d'Alésia.
René Goscinny, qui avait perdu beaucoup des siens dans les camps de la mort, ne prisait guère sans doute cette réécriture glorieuse de l'Histoire.
Astérix et Obélix portent un amour immodéré, mais lucide, au pays qui a accueilli leurs créateurs (les parents d'Uderzo étaient originaires d'Italie, ceux de Goscinny de Pologne). Ces Gaulois, certes râleurs, bagarreurs, superstitieux, sont solidaires de leurs cousins bretons, leurs amis espagnols ou leurs rivaux belges contre leurs ennemis communs, les Romains, auxquels ils donnent toutefois un coup de main pour protéger la Gaule des attaques des Goths. Chaque histoire, qu'elle se déroule au sein du village ou qu'elle permette de rire de nos stéréotypes français lors de la découverte d'autres pays, offre, selon le politologue Alain Duhamel, "une psychanalyse de la France". Et Goscinny, sociologue en diable, a su mieux que personne anticiper et dénoncer les dérives de la spéculation immobilière dans
Le domaine des dieux (1971) ou de la finance folle dans
Obélix et compagnie (1976). À tel point que cet album a été étudié à HEC !
Un exploit
Et le plaisir ! Quand le chef des pirates s'écrie "Je suis médusé !" alors qu'il se trouve sur un radeau en tout point semblable à celui de Géricault... ou lorsque le "cogito ergo sum" de Descartes devient le mot de passe qu'Obélix a oublié et qu'il répond à son copain : "Oh ! tu sais, toi tu penses, moi je suis." Et n'oublions pas ce frisson quand Obélix catapulte de son poing une cohorte de Romains signant d'un grand PAF la défaite de l'ennemi ou jette le filet lors d'une tempête mémorable de
La grande traversée (1975), où les vagues font un clin d'oeil à celles de Hokusai !
Certes, les enfants étaient les premiers destinataires du comique subtil et pédagogique de Goscinny et du trait fabuleusement dynamique d'Uderzo, mais les adultes ont bu, eux aussi, jusqu'à la dernière goutte de potion magique, rageant d'arriver si vite à la 44e et dernière page de chaque album. Aujourd'hui, Uderzo a passé le flambeau, refusant que les aventures de notre héros s'arrêtent, et c'est sous sa tutelle qu'Astérix et Obélix sont partis chez les Pictes, en Écosse. Conrad et Ferri ont réalisé cet album en moins d'un an, un exploit."Nous savons que nous sommes attendus au tournant, nous allons être décortiqués, analysés, critiqués", disent-ils, conscients de l'enjeu. Un enjeu... énorme. Mais non, Obélix, personne n'a dit gros !
À ne pas manquer ! "Le Point", dans un hors série de 112 pages, dévoile tous les secrets de la BD. De la naissance des deux Gaulois aux hommages de Zep, Pétillon ou Wolinski... toute la saga est racontée. Uderzo a dessiné pour les lecteurs du "Point", Anne Goscinny a prêté les scénarios de son père, nos experts - le politologue Alain Duhamel, l'économiste Pierre-Antoine Delhommais, les universitaires Louis-Jean Calvet, Pascal Ory, Jean-Paul Brunaux - analysent le village gaulois. Le tout illustré par les aventures d'Astérix. En vente le 17 octobre.
Mais que fait-il donc chez les Pictes ?
Le Point : Comment peut-on succéder à deux génies comme Goscinny et Uderzo ? Didier Conrad : Le style d'Uderzo est très particulier. Il a un trait très jeté, très délié. Il ne termine pas les traits, pour ne pas donner l'impression d'un dessin fermé, alors que la règle est aujourd'hui de les terminer pour faciliter la mise en couleurs. Son dessin est toujours juste. L'idée n'est pas de faire une copie d'Uderzo, même si la proximité doit être extrême, mais de rechercher le même impact émotionnel sur le lecteur.Jean-Yves Ferri : La succession de Goscinny a quelque chose d'écrasant. Il a un talent incomparable pour créer des enjeux en très peu de cases. Si on a parfois tendance à l'oublier derrière l'humour, il y a toujours un enjeu, un drame que Goscinny ne perd jamais de vue dans son histoire. Et il avait un regard aiguisé sur le monde, à la fois bienveillant et pointu. Il avait ce souci d'être compris par tous, avec en même temps une vision sans concession et sans illusion du monde.
Jean-Yves Ferri, comment vous est venue l'idée de transporter Astérix et Obélix chez les Pictes ? J.-Y. F. : L'idée de les faire voyager était plus simple pour une reprise. L'actualité, avec laquelle Goscinny joue souvent dans Astérix, est moins présente dans un voyage. Le terme de Pictes me plaisait, car il possède une puissance d'évocation et de suggestion très forte, surtout pour un auteur de BD. L'Ecosse avait déjà été un peu abordée dans " Astérix chez les Bretons " (1966), mais c'était par l'intermédiaire des Calédoniens, la partie civilisée de ce peuple qui se situait au nord du mur d'Hadrien. Sur les Pictes, qui ont une réputation de sauvages, on ne connaît effectivement pas grand-chose, ce qui m'a laissé plus de liberté. La seule contrainte que je m'étais fixée était d'en faire les ancêtres des Ecossais, avec tout ce que cela implique comme stéréotypes
Astérix superstar
À partir du 16 octobre, l'exposition "Astérix à la BNF !", où la commissaire, Carine Picaud, a voulu un parcours didactique et récréatif, retracera tout l'univers de Goscinny et Uderzo, avec reconstitution de leur cadre de travail, un village gaulois et 40 planches du legs d'Uderzo. Le Point, dans un horssérie de 112 pages, vous livre d'autres secrets, comme Obélix ses menhirs. De la naissance des deux Gaulois aux hommages de Zep, Pétillon ou Wolinski... toute la saga est racontée. Uderzo a dessiné pour les lecteurs du Point, Anne Goscinny a prêté les scénarios de son père, nos experts - le politologue Alain Duhamel, l'économiste Pierre-Antoine Delhommais, les universitaires Louis-Jean Calvet, Pascal Ory, Jean-Paul Brunaux - analysent le village gaulois. Le tout illustré par les aventures d'Astérix. En vente le 17 octobre.
Lien:
http://www.lepoint.fr/culture/asterix-l-esprit-francais-16-10-2013-1744481_3.php avec un petit dessin de CONRAD